La prise de la ville d’El-Fasher, au nord du Darfour près de la frontière occidentale du Soudan avec le Tchad, par les Forces de Soutien Rapide (FSR), constitue un tournant géopolitique majeur. El-Fasher n’était pas seulement la dernière grande ville du Darfour sous contrôle de l’armée soudanaise, mais aussi le dernier bastion symbolique de la tribu Zaghawa, présente des deux côtés de la frontière. Cette chute a provoqué une onde de choc à N’Djamena, menaçant la stabilité des zones frontalières et ravivant les craintes de répercussions sécuritaires à travers la frontière orientale, historiquement utilisée comme levier de changement de régime au Tchad. Ce bouleversement oblige t-il le régime tchadien à abandonner sa stratégie opportuniste vis-à-vis du conflit soudanais et à rechercher une solution sécuritaire directe avec l’armée soudanaise?
2. Division de la tribu Zaghawa et montée des rivaux
La complexité des liens tribaux entre les deux pays et l’implication de citoyens tchadiens dans le conflit soudanais accentuent les risques pour le régime. Les loyautés sont divisées : les membres de la tribu Goran et des composantes arabes combattent aux côtés des FSR, tandis que des Zaghawa tchadiens soutiennent l’armée soudanaise. Cette fracture interne fragilise davantage le président Mahamat Idriss Déby Itno, lui-même issu des "Zaghawa par son père" et des Goran par sa mère.
Il est accusé par certains Zaghawa de vouloir affaiblir leur influence historique à El-Fasher. Ces accusations semblent motivées par son désir de rompre avec l’héritage de son père, qui s’appuyait sur les mouvements armés zaghawa transfrontaliers. Le président semble favoriser les Goran, comme en témoigne la présence de combattants Goran dans les rangs des FSR à El-Fasher, et les soupçons de livraisons militaires en provenance des Émirats arabes unis sous couvert d’aide humanitaire.
Des déclarations attribuées à des commandants des FSR évoquent ouvertement leur intention de se diriger vers le Tchad pour prendre le pouvoir, affirmant que le moment est venu pour les composantes arabes tchadiennes et leurs alliés Goran de gouverner avec le soutien de leurs cousins du Soudan et d’autres pays de la région. D'ailleurs, un FSR/T circule depuis quelques jours sur le réseau.
3. Des frontières au bord de l’explosion
Les FSR ne sont plus un simple acteur tactique, mais le voisin militaire le plus puissant et influent le long de la frontière orientale du Tchad. Leur capacité de pression indépendante représente une menace existentielle pour la stabilité du pays.
L’histoire récente montre que chaque conflit armé au Darfour a eu des répercussions à N’Djamena. Le scénario actuel est alarmant : alliances tribales mouvantes, trafic florissant de carburant, nourriture, biens de consommation et armes, avec des indices de complicité de figures influentes de la tribu Zaghawa proches des Goran. Des informations font état de soldats zaghawa tchadiens rejoignant leurs cousins "Toroboro" aux côtés de l’armée soudanaise, rendant la frontière hautement inflammable.
La chute d’El-Fasher pourrait instaurer un "modèle de gouvernance de facto" ou une entité semi-indépendante au Darfour sous contrôle des composantes arabes armées. Cela accroît le risque de propagation du conflit au Tchad, notamment dans les zones frontalières abritant plus de 1,5 million de réfugiés soudanais, majoritairement issus de tribus hostiles aux FSR, comme les Zaghawa et les Massalit.
4. Des frontières au bord de l’explosion Tous les ingrédients réunis pour une rébellion tchadienne
Le retrait des "Toroboro" vers l’est et le nord-est du Tchad pourrait provoquer des affrontements internes avec les soutiens sociaux des FSR ou avec l’armée tchadienne. Par ailleurs, la chute d’El-Fasher pourrait inciter l’armée soudanaise à activer la carte de l’opposition armée tchadienne, et les mercenaires de retour pourraient renforcer le crime organisé et le trafic d’armes. Il convient de rappeler que le général Ahmat Moufadal, actuel Directeur général des renseignements généraux soudanais, est reconnu comme un stratège chevronné et fin connaisseur du dossier tchadien. C’est d’ailleurs lui qui aurait orchestré, en février 2008, l’offensive rebelle qui a failli renverser le pouvoir central à N’Djamena..
Des mouvements militaires tchadiens sont signalés dans les zones frontalières, mais ces déploiements restent fragiles : les forces sont épuisées, mal équipées, et les chaînes de commandement souffrent de rivalités internes. La sécurisation des frontières semble davantage relever d’un réflexe de survie que d’une stratégie cohérente.
5. Un congrès de l’opposition en France : catalyseur d’un retour à l’action armée
Ce basculement stratégique au Soudan, en particulier à El-Fasher, coïncide avec une mobilisation accrue de l’opposition armée tchadienne à l’étranger, soulevant des interrogations légitimes sur une possible synchronisation des agendas. La chute d’El-Fasher, bastion symbolique aux confins du Darfour, menace directement la stabilité du Tchad et pourrait fragiliser l’influence de la tribu au pouvoir, créant un terreau favorable à une reprise des hostilités par les mouvements d’opposition.
Dans ce contexte, le mouvement FACT (Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad) réapparaît comme un acteur structurant. Le 26 octobre 2025, il a réussi à fédérer les principales forces d’opposition, tant politiques qu’armées, lors d’un rassemblement d’envergure à Nantes, en France. Les participants ont exprimé leur détermination à unifier leurs rangs pour intensifier ce qu’ils qualifient de "lutte pour sauver la patrie" face à une "dictature totalitaire".
Cette dynamique pourrait redéfinir les équilibres sur les plans politique, militaire et médiatique, notamment si toutes les tendances de l’opposition, y compris le mouvement émergent H23, parviennent à s’unir. Le H23, composé majoritairement de jeunes militants, se distingue par son activisme et ses revendications centrées sur la justice sociale et le développement inclusif au Tchad.
6. Stratégie de survie : coût de l’adaptation et carte de l’opposition
Face à ces menaces existentielles, le régime du président Déby doit abandonner sa stratégie d’"investissement dans le chaos" et mettre en œuvre une stratégie de contrôle des risques et de consolidation du régime.
N'est-il pas dans l’intérêt du gouvernement tchadien de cesser toute implication logistique dans le conflit soudanais, afin de réduire les risques de représailles indirectes, et de chercher une réconciliation rapide avec l’armée soudanaise pour neutraliser la carte de l’opposition tchadienne? Pourtant, c'était l'attitude réconciliatrice que le défunt maréchal Idriss Déby a adoptée après les événements du 2 février 2008.
Cela implique des négociations urgentes avec l’armée soudanaise autour d’un accord politique, incluant un renforcement de la coopération sécuritaire et du renseignement, en échange de garanties sur l’arrêt du soutien à l’opposition armée tchadienne.
Le prix politique à payer pour le président Déby consisterait en un renoncement à ses ambitions régionales, au profit de l’acceptation d’un compromis garantissant la survie de son régime dans un Soudan certes fragmenté, mais toujours doté d’une capacité d’influence régionale. Ce repositionnement pragmatique pourrait, en retour, lui ouvrir la voie vers un rôle de médiateur privilégié — un statut qui lui permettrait de faciliter un rapprochement entre les Forces de Soutien Rapide (FSR) et l’armée soudanaise, tout en consolidant sa propre légitimité sur la scène diplomatique.
7. N’Djamena à la croisée des chemins d’une région en crise
La chute d’El-Fasher ne constitue pas un simple revers militaire, mais bien un bouleversement géopolitique majeur aux répercussions profondes sur la sécurité et la stabilité du Tchad. Face à l’ascension rapide des Forces de Soutien Rapide (FSR), à l’exacerbation des clivages tribaux internes et à la résurgence de l’opposition armée, le pays se trouve confronté à des défis d’ordre existentiel.
Le régime du président Mahamat Idriss Déby, souvent cité parmi les plus corrompus du continent et accusé d’avoir détourné, en seulement trois ans, plus de 27 000 milliards de FCFA (environ 45 milliards de dollars), est aujourd’hui fragilisé par des tensions internes au sommet de l’appareil militaire. Dans ce contexte, il ne peut plus se permettre de miser sur le chaos soudanais comme levier stratégique.
Dès lors, une question cruciale s’impose : le pouvoir en place à N’Djamena ne devrait-il pas désormais adopter une stratégie de survie fondée sur des accords durables avec l’armée soudanaise, et sur la neutralisation des pressions régionales qui menacent sa pérennité ?
L’avenir du régime tchadien — et, au-delà, celui de la stabilité régionale — dépendra de sa capacité à lire avec lucidité ce nouveau paysage stratégique, et à prendre des décisions audacieuses, conciliant impératifs de sécurité nationale et intérêts économiques vitaux, avant d’être emporté par la spirale d’un conflit transfrontalier en pleine expansion.
Par Bradley Isabelle, analyste politique, spécialiste du Corne de l'Afrique, Chercheure associée au CEDPE