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La réintégration des désengagés de BH au Tchad : conflit entre la justice punitive et la justice restaurative ?

Jeudi 1 Juin 2023

L’intégration sociale des désengages de Boko Haram dans la société tchadienne est d’ailleurs intéressante en ce qu’elle démontre une vraie application de la justice restaurative, élément intrinsèque de la justice transitionnelle.


Par Melle Firdos Ahmat Yacoub, Master2, juriste
 
L’Afrique subsaharienne a subi de virulentes attaques terroristes ces dernières années. Entre, le groupe terroriste Al-Shaabab en Somalie qui sévit depuis 2006 et le groupe terroriste Boko Haram dans le Bassin du Lac Tchad depuis le début des années 2010.
 
Ces groupes terroristes ne cessent de réprimer les populations locales en ayant recours à des méthodes archaïques. C’est le cas du groupe terroriste Boko Haram, très actif après la mort de Mohamaed Yusuf en 2009. En effet, le groupe terroriste Boko Haram signifiant « Les livres sont interdits », a été créé par Mohamed Yusuf en 2002 et réclame une application stricte de la Charia tout en rejetant la modernité et la démocratie. Suite à sa mort, Boko Haram a entrepris des activités virulentes telles que l’attaque des populations spécifiques et vulnérables dans les villages : les chrétiens, les femmes et les enfants. C’est le cas de l’affaire très médiatisée des filles de Chibok. Lors d’attaques dans les villages, l’intégration au groupe est inévitable pour les jeunes enfants. Ceux-ci sont la première proie de Boko Haram et ne peuvent refuser l’intégration au groupe terroriste au risque de se faire exécuter.
En effet, le 4 avril 2014, Boko Haram a kidnappé 276 jeunes lycéennes[1] qui ont pour la plupart subies des mariages forcés avec les combattants de Boko Haram. Jusqu’à ce jour, l’ensemble des lycéennes de Chibok n’ont pas été retrouvés. Certaines ont réussi à fuir, d’autres ont connus le malheureux destin d’être prisonnières du groupe terroriste. Cet évènement est un exemple parmi tant d’autres des actes terrifiant commis et que continue à commettre Boko Haram.
 
Le déploiement du groupe terroriste ne s’est pas arrêté aux frontières du Nigéria, mais s’est déployé dans l’ensemble du Bassin du Lac Tchad. En effet, le Niger, le Tchad et le Cameroun ont également été victimes des actes meurtriers de Boko Haram. Des mécanismes de contre-attaque ont été mis en place par ces derniers États.
En revanche, au-delà du combat commis par les gouvernements respectifs afin de mettre fin à ce mouvement terroriste, une autre question est apparue ces dernières années. Qu’en est-il des désengagés, ou encore des « defectors »[2] dans ces sociétés respectives ? Cette question reste encore sensible puisque cela signifierait de faire vivre les victimes et les bourreaux au sein d’un même espace géographique, dans la même société, et le côtoiement quotidien indésiré pour les victimes.  C’est le dilemme que tente de concilier la justice transitionnelle, faut-il intégrer les meurtriers qui ont commis de grands crimes et violations de droit de l’homme ? Faut-il appliquer la justice punitive et les marginaliser de la société ?
 
Le choix entre la justice punitive et la justice restaurative est important car les deux n’ont pas le même objectif. En effet, la justice punitive a pour objectif de combattre l’impunité et de mettre fin aux conflits armés[3] alors que la justice restaurative a pour objectif de mettre en œuvre des solutions politiques qui apparaissent être le seul moyen d’atteindre la paix et de mettre fin aux grands crimes[4]. Cela a été le cas en Afrique du Sud ou au Rwanda avec la mise en place de Commission, Vérité et Réconciliation (CVR) qui ont permis de confronter la victime au bourreau et ainsi pour les victimes d’obtenir des réponses. Il est important de souligner que la question généralement posée par les victimes est « pourquoi ? », celles-ci essayent de faire leur deuil en mettant une justification à de graves crimes.
 
Au Cameroun, la tendance à réintégrer les désengagés est plutôt faible, en effet les combattants rendant leurs armes et qui reviennent sur le territoire camerounais risquent d’être pour la plupart emprisonnés à vie ou encore exécutés. La perception des désengagés au Cameroun est très révélatrice et démontre une volonté de les marginaliser. Ainsi, les termes le plus souvent utilisés pour les désigner sont les « ex-combattants » ou encore les « ex-associés »[5]. En 2019, le centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme (CEDPE) a préféré le mot « désengagé » toute personne qui de façon volontaire accepte de se désengager du maquis de Boko Haram. Selon une étude effectuée par le CEDPE, il y a en 2020 plus de 4200 désengagés[6] de Boko Haram se trouvant dans la province du Lac, au Tchad. Ce terme de désengagé est devenu le plus utilisé au Tchad depuis 2020.
 
L’intégration sociale des désengages de Boko Haram dans la société tchadienne est d’ailleurs intéressante en ce qu’elle démontre une vraie application de la justice restaurative, élément intrinsèque de la justice transitionnelle. À la suite de plusieurs études menées par le Centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme, les désengagés de Boko Haram au Tchad se rendent eux-mêmes aux autorités et ne représenteraient pas un grand risque pour la société tchadienne. En effet, le retour de ces désengagés auprès du groupe terroriste est inenvisageable puisqu’ils courent le risque d’être exécutés pour haute trahison.
La réintégration sociale des désengagés dans leurs communautés se fait essentiellement après leur identification. Cette identification passe par le chef de canton puis les chefs des villages locaux. À titre d’exemple, et contrairement au Tchad, à Maroua, dans le Nord du Cameroun, certains membres de familles ont pu refuser l’intégration d’un désengagé pour les crimes graves qu’il aurait commis lors de son adhésion au groupe terroriste Boko Haram[7]. Privilégier cette approche de la justice est simultanément appréciable et critiquable.
 
En effet, d’une part, il est communément reconnu que les communautés locales optent souvent pour des pratiques rituelles afin de réintégrer les « désengagés ». Certaines communautés pratiquent une forme de justice transitionnelle, c’est le cas avec les chefs religieux au Cameroun qui exigent des « désengagés » de prononcer un serment de non-récidive afin d’aboutir leur réintégration dans la société. En Ouganda, afin d’être réintégrés dans la société, certains criminels ont eu à procéder à une cérémonie durant laquelle plusieurs coqs sont tués afin de les purifier. Ces exemples démontrent que la justice restaurative et la réintégration sociale ne s’arrêtent pas seulement à des règles formelles imposées par la communauté internationale. La réintégration sociale ne peut être aboutie et reconnue sans l’aval de la communauté locale, ce qui est opportun dans le sens où cela permet une participation active de la population dans la réconciliation de la société.
 
D’autre part, c’est une approche critiquable car elle apparaît paradoxale. Ainsi, il est évident que vouloir réintégrer dans la société tchadienne les désengagés de Boko Haram pourrait représenter un risque même si le risque et la récidive sont faibles. Le risque se trouve essentiellement auprès des victimes qui pourraient ne pas effectuer le processus de leur deuil ou encore vouloir se venger et basculer du statut de victime au statut de criminel. Il est donc nécessaire de mettre en place en parallèle de tous ces processus de réintégration, une justice punitive qui puisse lutter contre l’impunité et qui permette la garantie de non-répétition. Actuellement, le système judiciaire tchadien semble ne pas être prêt à traiter du cas des désengagés. En effet, il est nécessaire de mettre en amont des mécanismes permettant de préparer les désengagés mais également les victimes. Ces mécanismes peuvent être par exemple, la mise en place de cellules psychologiques permettant aux deux parties de s’exprimer sur les maux qu’ils ont vécus. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’est pas à oublier que certains désengagés sont également des victimes et des criminels.
Ce sont des victimes puisqu’elles n’ont pas choisi d’être enrôlés au sein du groupe terroriste Boko Haram. Nous l’observons bien avec les femmes membres de Boko Haram, victimes et simultanément criminelles[8].
 
La limite entre la justice restaurative et la justice punitive est fine et dangereuse. En effet, accordé une amnistie afin de permettre leur réintégration peut s’avérer peu commode sans l’accompagnement de la justice punitive. Il faudrait combattre l’impunité et simultanément permettre aux désengagés de se repentir et d’intégrer la société en gagnant le pardon des victimes et l’approbation de la communauté locale.
Il peut s’agir de la mise en place d’un programme de peines spéciales pour les désengagés et la mise en place d’une Commission Vérité et Réconciliation permettant aux victimes mais également aux désengagés de s’exprimer, comme cela a pu être effectué en Afrique du Sud sous l’égide de Monseigneur Desmond TUTU.
 
 

[1] TEMITOPE B. ORIOLA, The exploitation of Nigeria’s Chibok girls and the creation of a social problem industry, African Affairs, 2023, Vol. 122 Issue, pp. 1-32
[2] V. FOUCHER, M. INOUA, E. MAHAMADOU AMADDOU, Boko Haram in the Lake Chad Basin: The Bakura Faction and its Resistance to the Rationalisation of Jihad, Hal Open science, 2023, p. 2 “With several dozen former members of one or another Boko Haram faction who had passed through programme set up in Niger, Nigeria and Cameroon to encourage defections of jihadist fighters”.
[3] I.K. SOUARÉ, Le dilemme de la justice transitionnelle et la réconciliation dans les sociétés post-guerre civile : Les cas du Libéria, de la Sierra Leone et de l’Ouganda, Études internationales, Volume 39, numéro 2, Juin 2008, p.206
[4] Ibid. p.206
[5] I. SAIBOU et n. MACHIKOU, Réintégration des ex-associés de Boko Haram, Perspectives de la Région de l’Extrême Nord du Cameroun, Global Center On Cooperative Security, Note politique, Février 2019, p.2
[6] Sur 7000 désengagés, le CEDPE a recensé 4200 en octobre 2019.
[7] J.TILOUINE, Le Cameroun face au pari des « désengagés » de Boko Haram, Le Monde Afrique, mai 2018
[8] O. OLUWANIYI, Why are women victims or perpetrators in Nigeria’s Boko Haram ? Recruitment, roles and implications, Department of History and International Studies, Redeemers University, Ede, Nigeria, Novembre 2020, pp.457-458
« While women’s victimisation started in 2014, by June 2017, Boko Haram had kidnapped and deployed 434 female bombers to 247 different targets during 238 suicide bombing attacks (Warner and Matfess 2017). More specifically, out of 434 suicide bombers, at least 56 per cent were women, and 81 bombers were children. Since 2014, 83 percent of deaths for which Boko Haram has been responsible were perpetrated by women carrying out 146 attacks causing over 900 deaths, some of those including the perpetrators (Institute for Economics and Peace 2019, 62)