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La junte au pouvoir au Tchad et la traque invisible des journalistes

Mercredi 27 Août 2025

“Cela fait un an que je vis dans la peur” : enquête sur la traque invisible des journalistes au Tchad


En l’espace d’un an et demi, au moins six journalistes tchadiens ont témoigné auprès de Reporters sans frontières (RSF) avoir été surveillés par des individus, en tenue civile ou militaire, notamment à bord de véhicules sans plaques d’immatriculation. Cette méthode, qui semble désormais répandue selon des témoignages concordants, serait utilisée par les services de renseignement contre les professionnels des médias couvrant des sujets sensibles au Tchad. Cette répression par la peur, qui plombe une liberté de la presse déjà en berne, doit cesser immédiatement.

“Je ne sors plus à partir de 18 heures car j’ai peur pour ma sécurité.” Depuis décembre 2023, le journaliste tchadien du site d’information Alwihda.infos Djimet Wiche, également correspondant de l’Agence France-Presse (AFP) et vice-président de l’Association des médias en ligne du Tchad (AMET), se sent “surveillé, suivi”. Le 10 janvier 2024, il aurait ainsi été “filé” par un motard “portant un uniforme militaire”. Les jours suivants, des véhicules aux vitres teintées – interdites aux particuliers depuis 2021 – sont repérés “près de son domicile et de son bureau”. Ce journaliste couvre principalement les conflits intercommunautaires, les attaques du gouvernement contre les voix dissidentes, et donne souvent la parole aux acteurs de la société civile. Il participe également à des émissions critiques à l’égard de la gestion du pays. 

Au Tchad, où les journalistes sont exposés à des risques  sécuritaires, le cas de Djimet Wiche est loin d’être isolé. Selon les témoignages recueillis par RSF, les filatures de journalistes se sont multipliées depuis le référendum constitutionnel de décembre 2023. Elles ont visé au moins six journalistes perçus comme critiques du pouvoir. Contacté à plusieurs reprises, le ministre de la Communication, Gassim Chérif Mahamat, n’a donné aucune suite aux sollicitations de RSF.

“Le recours aux filatures s’inscrit dans une stratégie insidieuse pour empêcher les journalistes perçus comme critiques du pouvoir d'exercer leur droit d’informer et d’émettre un jugement sur la gouvernance. Elles entravent leur liberté de circulation et affectent leur santé mentale ainsi que celle de leurs proches. RSF a documenté au moins six cas de filature générant la peur et l'autocensure. Nous demandons aux autorités de s’expliquer et de garantir un exercice sans représailles du journalisme.”

Sadibou Marong
Directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF

La menace constante de l’arrestation 

Le mode opératoire des filatures est le même dans chaque cas : des individus à bord de véhicules banalisés aux vitres teintées, le plus souvent sans plaque d’immatriculation, suivent les journalistes et rôdent autour de chez eux, demandant parfois des informations pour les localiser. Les victimes affirment avoir reconnu à plusieurs reprises des agents supposés appartenir à l'Agence nationale de sécurité de l’État (ANSE) ou à la Direction générale des renseignements et des investigations (DGRI). Contacté par RSF, le directeur général adjoint de l’ANSE, Goudja Gueillet Hemchi, a déclaré que l’agence ne dispose d’aucun programme de surveillance visant des journalistes. “Nos services n’ont jamais filé ni arrêté de journaliste, et aucun cas de filature ne nous a été rapporté, surtout dans une ville aussi petite que N'Djamena”, a-t-il ajouté. Quant au directeur général de la DGRI, Abdou Idriss Sorgouno, il n’a pas répondu aux sollicitations de RSF.  

Début 2024, cette menace d’arrestation, exercée notamment via les filatures mais aussi par divers moyens, pousse le directeur de publication du journal LibérateurJules Daniel Yo-Hounkilam, à quitter le pays pendant plusieurs semaines. En novembre 2023, il avait publié un article dénonçant “la gestion opaque et des détournements de fonds” au sein de l’Office national pour la promotion de l’emploi (ONAPE). “À partir du 18 novembre, j’ai commencé à recevoir des menaces verbales par téléphone. Deux jours plus tard, des agents des services de renseignement ont fait une descente inopinée vers 6 heures du matin à la maison”, se souvient-il. Le journaliste avait déjà repéré une “personne suspecte” et une Toyota Corolla – un véhicule fréquemment utilisé par les services de renseignement – stationnée devant les locaux de son média. Durant plusieurs jours, ses collègues et sa famille lui ont signalé des “va-et-vient” quotidiens “de véhicules des renseignements généraux”. Le 5 décembre 2023, Jules Daniel Yo-Hounkilam se résout à entrer dans la clandestinité, après une nouvelle irruption de policiers dans les locaux de son journal et de civils à son domicile. 

Le journaliste de la chaîne Electron TV Nedoumbayel Bonheur a subi un sort comparable, après la parution d’un article critique sur la gestion d’une commune de la capitale N’Djamena. Contraint à l’exil pendant plusieurs mois, il affirme à RSF avoir de nouveau été suivi à deux reprises depuis son retour dans la capitale en juin 2024 : “Un soir de juillet 2024, alors que je rentrais du travail vers 19 heures, une Toyota Corolla s'est arrêtée devant moi. Les personnes à bord ont crié, en langue locale, que c’était moi qu’elles recherchaient. J’ai réussi à fuir grâce à un conducteur de moto-taxi tout proche. En décembre, une autre voiture m’a suivi jusqu’à ce que je parvienne à me cacher. Cela fait un an que je vis dans la peur…” 

Son collègue Nicolas Mbainadji rapporte également avoir été victime de filature, après avoir enquêté en mai 2024 sur la gestion de la mairie centrale de N’Djamena. Deux hommes encagoulés se seraient rendus à plusieurs reprises dans son quartier. “Ils étaient deux éléments de l’ANSE arrivés à bord d’un véhicule aux vitres teintées. Ils ont parlé avec ma fille et des voisins, mais personne n’a voulu leur indiquer l’emplacement exact de la maison. Ils sont repartis, puis revenus plusieurs fois”, confie-t-il. Face à ces menaces, le journaliste a été contraint de se cacher pendant deux mois. 

Des victimes empêchées de travailler 

Les filatures portent gravement atteinte au travail des journalistes visés. Alphonse Mbaindoroum, qui présentait depuis deux ans une revue de presse hebdomadaire sur Radio FM/Liberté, a confié à RSF qu’il était régulièrement suivi par des individus non identifiés lors de ses déplacements. Face à ces menaces, il a cessé de présenter l’émission depuis deux mois. 

Le chef du service reportage du journal Le PaysMakine Djama, assure lui aussi être filé depuis qu’il a couvert l’inauguration du centre culturel Maison russe à N’Djamena en septembre 2024. Il y avait alors rencontré deux influenceurs, un Biélorusse et un Russe, arrêtés  à la fin de l’événement. Plusieurs personnes ayant été en contact avec ces deux ressortissants étrangers, dont le directeur de publication du journal Le PaysOlivier Monodji, ont depuis été incarcérées et poursuivies pour “entretien avec les agents d’une puissance étrangère”, avant d’être déclarés non coupables et relaxés le 8 juillet par le tribunal de grande instance de N'Djamena. Makine Djama estime que les filatures dont il est victime sont liées à cette affaire. Même depuis la relaxe du directeur de publication du journal Le Pays“des individus non identifiés à bord de véhicules non immatriculés et aux vitres fumées rôdent tout le temps aux alentours du siège du journal, intimidant et menaçant verbalement tous ceux qui entrent et sortent de l’immeuble”, selon un communiqué  de la rédaction publié le 16 août 2025.

Plusieurs journalistes interrogés, qui souhaitent garder l’anonymat, confirment que “des inconnus” se présentent aussi à leur domicile ou dans leurs rédactions en leur absence. “Nos communications et nos déplacements sont surveillés en permanence par des agents en civil”, affirme Makine Djama.

Meurtre, torture et interdictions de diffuser des contenus 

Ces dernières années, les agressions contre les journalistes au Tchad ont été nombreuses, entretenant un climat de peur et d'autocensure. Le 1er mars 2024, le journaliste de la Radio Communautaire de Mongo Idriss Yaya – qui couvrait les conflits intercommunautaires –, ainsi que son épouse et leur fils de quatre ans, ont été abattus  au centre du pays au cours d’une attaque perpétrée par un groupe de neuf personnes qui s’est introduit chez lui. Son confrère de la chaîne Toumai TV, Service Ngardjelaï, a lui été arbitrairement détenu pendant sept mois et torturé dans une prison de haute sécurité  après son arrestation pendant les manifestations du 20 octobre 2022

Sans se conformer à la loi sur la presse, la Haute Autorité des médias et de l’audiovisuel (HAMA) avait interdit en décembre 2024, la diffusion de contenus audiovisuels  par les médias en ligne. Une décision que la Cour suprême a suspendu depuis. 

Le 14 juin dernier, le procureur de N’Djamena, Oumar Mahamat Kedelaye, a menacé  de poursuites pour entrave à la justice tout journaliste ou militant qui mènerait une enquête indépendante sur le massacre de Mandakao – des violences intercommunautaires qui ont fait une quarantaine de morts –, survenu en mai dans le sud-ouest du pays. Cette décision, dans un contexte de silenciation des journalistes, constitue une grave atteinte à la liberté de la presse et au journalisme d’investigation.

Source: 
“Cela fait un an que je vis dans la peur” : enquête sur la traque invisible des journalistes au Tchad | RSF

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